SAINT GEORGES

UN : Qu’est-ce que vous en pensez ? Hé ! Qu’est-ce que vous en pensez ?

DEUX : Hein ?

UN : Hé, bougez pas.

DEUX : Je bouge pas.

UN : Qu’est-ce qu’il y a ? Vous dormiez ?

DEUX : Je m’endormais, oui.

UN : Ça m’étonne.

DEUX : Moi aussi. Attendez que je me concentre. C’est difficile de ne pas bouger quand on se réveille. J’ai bougé, non ?

UN : Non, je ne crois pas. Vous avez de la présence d’esprit, je n’aurais pas cru.

DEUX : Oui, je suis maître de moi, en général.

UN : C’est surtout que vous vous soyez endormi, qui m’épate.

DEUX : Ah oui ? Ça n’a pourtant pas grand-chose d’extraordinaire, il me semble. Moi, je m’endors au moins une fois par jour. Souvent plus.

UN : Oui. Moi aussi. Je ne pense pas que ce soit exceptionnel. Le sommeil est une des choses du monde le mieux partagée. Mais sur un pied. S’endormir sur un pied, comme ça, spontanément, tout le monde n’en est pas capable, vous savez ? Je vous tire mon chapeau.

DEUX : Ce serait tout de même malheureux qu’un homme ne soit pas capable de faire ce que font quotidiennement des animaux très bêtes, comme les hérons.

UN : C’est vrai. Il faudra que j’essaye. On se demande pourquoi ils font ça, les hérons, d’ailleurs. Parce que moi, sur un pied, je tiens debout, et encore, avec bien du mal. Mais dormir comme ça, il faut vraiment aimer la difficulté.

DEUX : C’est peut-être qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Moi, je ne pouvais pas faire autrement.

UN : Il fallait me le demander, je vous aurais donné la permission de poser l’autre pied à terre.

DEUX : Mais non, je n’allais pas vous retarder. Je sais bien que vous n’avez pas de temps à perdre. Le 23 avril, ça n’arrive qu’une fois par an.

UN : C’est vrai. Mais si j’avais su, je ne vous aurais pas réveillé.

DEUX : Oui, pourquoi m’avez-vous réveillé, au fait ?

UN : Pour vous demander ce que vous en pensiez.

DEUX : Montrez voir.

UN : Attendez, je vais tourner le truc. C’est commode. C’est monté sur pivot. Voilà.

DEUX : Pas mal, pas mal. Ça avance. Mais vous devriez mettre plus d’huile, c’est ça qui donne la sensualité.

UN : Oui, eh ben ça, je suis désolé, mais dans l’aquarelle, on ne met pas d’huile.

DEUX : On devrait.

UN : Ça serait plus de l’aquarelle.

DEUX : Ça serait quoi ?

UN : De la peinture à l’huile.

DEUX : C’est ce que je dis. Ce serait bien plus beau.

UN : Peut-être. Mais dans la vie, il faut savoir ce qu’on veut, ce qu’on veut faire, et ce qu’on fait. Vous me rappelez ce monsieur qui disait à un fabricant de paratonnerres : Monsieur, si vous leur mettiez des petites ailes, vos paratonnerres voleraient mieux. – Mais Monsieur, qu’il lui répond l’autre, s’ils volaient, ce ne seraient plus des paratonnerres.

DEUX : Non, mais votre peinture, si elle était à l’huile, ce serait toujours de la peinture. L’huile, ce n’est pas comme les ailes. Si vous ajoutez de l’huile à un paratonnerre, il restera paratonnerre.

UN : Jamais je n’ajouterai de l’huile à un paratonnerre. C’est pas ça qui rendrait la foudre plus douce à recevoir. Et puis, moi, l’huile, ça me gênerait de la gâcher dans des choses qui ne se mangent pas. C’est comme si vous me demandiez de faire de la peinture à l’ail. Je trouve ça immoral, quand on pense à tous les gens qui n’ont pas d’huile à mettre dans leur salade.

DEUX : Bon. Va pour l’aquarelle.

UN : Alors ? Qu’est-ce que vous dites de la ressemblance ?

DEUX : Quelle ressemblance ?

UN : Eh bien, celle que j’ai essayé de mettre dans mon aquarelle.

DEUX : Vous auriez mieux fait d’essayer d’y mettre de l’huile. Parce que comme ressemblance, moi…

UN : Il faut toujours que vous parliez de vous. S’agit pas de vous, il s’agit de Georges.

DEUX : Ah oui, c’est vrai. Ça doit ressembler à Georges, pas à moi. Oui. Eh bien… Oui, c’est bon. Ça ressemble à Georges. C’est Georges tout craché. Dans la mesure où…

UN : Dans la mesure où quoi ?

DEUX : Dans la mesure où justement Georges ne ressemble à rien.

UN : Oui.

DEUX : C’est frappant. Maintenant, si vous me permettez une petite remarque personnelle…

UN : Faites, faites…

DEUX : Par amitié pour moi, il me semble que vous auriez pu commencer votre aquarelle par le bas. Par le pied sur lequel je suis debout dessus. Comme ça, j’aurais pu le reposer à terre, et même, au bout d’un moment, m’en servir pour partir avec. Parce que j’ai rendez-vous avec ma femme dans une heure et demie.

UN : Vous en faites pas, vous y serez. Votre pied, il n’est pas fini, mais tout de même, j’en ai fait une solide ébauche.

DEUX : Où ?

UN : Là, en bas à droite.

DEUX : Ah ? C’est mon pied, ça ?

UN : Ben oui.

DEUX : Et mon autre pied, où c’est qu’il est ?

UN : En haut à gauche, là.

DEUX : Ah bon. Quelle drôle d’idée vous avez eue de me faire un pied violet et l’autre vert pomme.

UN : Le vert pomme, c’est pour indiquer que c’est un pied en l’air. Parce que le violet, c’est une couleur lourde. Celui-là il est violet parce qu’il est par terre.

DEUX : Ah oui ! C’est pas ça qu’on appelle de l’expressionnisme ?

UN : Si. Ça exprime.

DEUX : Oui. Dommage que je ne reconnaisse pas mes pieds, sur votre ébauche.

UN : Heureusement, que vous ne les reconnaissez pas, vos pieds ! Faut pas oublier que c’est le portrait de Georges, tout ça. Il a bien fallu que je transpose.

DEUX : Oui, c’est une transposition, bien sûr. Où avais-je la tête ? Et Georges, la tête, où c’est-il qu’il l’a ?

UN : Georges ? La tête ? Là. Tout simplement, là. En plein milieu.

DEUX : Non… Je vois le pot de yaourt, avec la petite cuillère, mais je ne vous demande pas ce qu’il est en train de manger, Georges, je vous demande où est sa tête.

UN : Tiens, ça, c’est rigolo. Je n’avais pas remarqué que la tête de Georges ressemblait à un pot de yaourt. C’est que c’est pourtant vrai.

DEUX : Oui. C’est peut-être vrai que la tête de Georges ressemble à un pot de yaourt. Mais franchement, je ne trouve pas que ce pot de yaourt, là, ressemble à la tête de Georges.

UN : Vous savez, je suis un peintre des dimanches. Ça va bien que le 23 avril tombe un vendredi cette année, mais habituellement je ne fais de la peinture que le dimanche. Je ne suis pas un professionnel.

DEUX : Vous en faites pas. Ça lui fera tout de même plaisir, qu’on ait pensé à lui pour son anniversaire.

UN : Pour sa fête.

DEUX : Non, pour son anniversaire.

UN : Pour sa fête. Le 23 avril, c’est la Saint-Georges.

DEUX : Oui, mais non.

UN : Comment, « oui, mais non » ?

DEUX : Est-ce que je peux reposer mon pied par terre ?

UN : Non, s’il vous plaît, j’en ai pour une seconde, pour une demi-heure tout au plus. Vous voyez, je ne vous mens pas, mon pinceau trempe dans le violet.

DEUX : Allez-y. Mais croyez-moi, mettez-y de l’huile.

UN : Je vais y mettre du beurre si vous continuez ! Qu’est-ce que vous disiez ?

DEUX : Je disais que la Saint-Georges, c’est peut-être le 23 avril, mais ce n’est pas le même saint Georges que Georges. Vous comprenez, il y en a des tas, de saints Georges. Celui du 23 avril, c’est le martyr, celui qui a coupé le cou au dragon pour enlever la petite demoiselle qui se sauve dans le fond, entre les arbustes… Vous connaissez Raphaël ? Eh bien c’est ce saint Georges-là qu’il a mis en peinture, au Louvre, et à l’huile.

UN : À l’huile ?

DEUX : Oui, et au Louvre. Mais Georges, c’est pas ce saint-là qu’il a, lui. C’est celui du 10 novembre dans le Velay. Vous connaissez le Velay ?

UN : Non. Mais je connais la verveine.

DEUX : Eh bien c’est lui qui l’a évangélisé. Pas la verveine, le Velay.

UN : Et c’est le 10 novembre qu’il a fait ça ?

DEUX : Oui. On ne sait pas exactement si c’est au premier siècle de l’ère chrétienne ou au quatrième, mais sa fête, c’est le 10 novembre, ça on en est sûr.

UN : Ah ben zut, alors. Mais qu’est-ce que je vais faire de mon tableau, moi ?

DEUX : Eh bien, vous allez le donner à Georges.

UN : Mais puisque c’est pas sa fête, le 23 avril !

DEUX : Ça ne fait rien, puisque je vous dis que le 23 avril c’est son anniversaire !

UN : Comment ! Georges est né le jour de la Saint-Georges ?

DEUX : Oui, mais pas du même Georges.

UN : Quand même ! C’est pas ordinaire ! Comment il a fait ?

DEUX : Il ne l’a pas fait exprès. Il est né ce jour-là par hasard. Vous ne le saviez pas ?

UN : Non.

DEUX : Eh bien on peut dire que vous avez de la chance.

UN : Moi ?

DEUX : Pour votre tableau.

UN : Oui, mais c’est que moi, dans mon tableau, j’y ai mis des allusions au Georges que je croyais que c’était sa fête, à Georges. Tenez, par exemple, ça, vous voyez ce que c’est ?

DEUX : Je vois quelque chose, oui.

UN : Eh bien, c’est une jarretière.

DEUX : Comment, une jarretière !

UN : Oui, parce que saint Georges, celui du 23 avril, c’est le patron de l’ordre de la Jarretière.

DEUX : Zut. C’est moche.

UN : Si Georges s’en aperçoit, susceptible comme il est, il va voir que je me suis trompé et il va piquer une crise.

DEUX : Oui, mais crédule comme il est, il ne s’en apercevra pas. D’autant plus que pour reconnaître que c’est une jarretière, il faut être expert en peinture.

UN : Qu’est-ce que ça peut être d’autre qu’une jarretière ?

DEUX : Vous en faites pas. Je dirai à Georges que c’est sa femme. Il sera ravi.

UN : C’est vrai qu’elle ressemble à la femme de Georges, cette jarretière. En plus abstrait.

DEUX : Toutes les jarretières ressemblent à la femme de Georges, en plus abstrait. Je peux reposer mon pied ?

UN : Une seconde. Je trouve qu’il n’est pas assez violet. Je vous le finis en trois coups de pinceau.

Les Diablogues et autres inventions à deux voix
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